« 99 F » de Frédéric Beigbeder, est le roman-réalité, postmoderne et surchaufffé du petit monde de la pub : vivez la publicité française de l’intérieur, avec Octave Parango créatif publicitaire brillant, mais torturé, à qui tout réussit, sauf lui-même… 16 ans après sa parution, et à l’occasion de la sortie du Film Idéal, qui relate les suites peu glorieuses du sieur Octave en Russie, voici une description au scalpel chauffé à blanc des coutumes et valeurs profondes de la pub.

5, 90 euros – 99 francs Frédéric Beigbeder (Auteur) Parue le 4 mars 2015 Roman 288 pages – Editeur : Le Livre de Poche.

Mai 2016 – cet article paru intialement sur mon ancien site en février 2002, ressort de la naphtaline entièrement remastérisé.

Sea, sex, and pub…

Octave Parango est rédacteur publicitaire de luxe dans une des plus prestigieuses agences de pub parisienne. Il conçoit des scénarios de films publicitaires et des accroches pour les affiches. Son talent, et surtout son salaire, 13 000 euros par mois, font l’admiration et le respect de ses collègues de travail.

Octave est propriétaire d’un appartement de cinq pièces à Saint-Germain-des-Prés (Paris), décoré par Christian Liaigre, porte un costume Éric Bergère et un caleçon Banana Republic. Il passe ses vacances à Saint Barth’, prend de la cocaïne à 100 euros le gramme, et a un faible pour le roadster BMW Z3 (6 cylindres en ligne et 321 chevaux). Bref, Octave est le rêve incarné, l’idéal de bonheur tant vanté par les publicitaires, et tant désiré par des millions d’européens moyens.

Heureusement pour le lecteur avide de sensations, si tout le monde aime Octave (et surtout sa réussite), celui-ci se déteste : entre deux déboires sentimentaux, le publicitaire hait son métier et la pub, mais celle-ci ne le lui rend pas. Il n’en peut plus, et cherche désespérément à se faire virer, sans y parvenir (« Dans le hall de la Rosse, tu hurles, mais personne ne t’écoute – Virez-moi ! »).

Ses arguments anti-pub se comptent à la pelle… Mais sont-ils toujours vrais en 2016, ou le livre à t-il rétrogradé au rang de simple roman « historique » ?

Roman-réalité ou réalité romancée ?

Que reproche d’abord exactement ce malheureux concepteur publicitaire à la main communicante qui le nourrit ?

« Je suis le type… qui vous fait rêver de ces choses que vous n’aurez jamais. Ciel toujours bleu, nanas jamais moches, un bonheur parfait… Quand, à force d’économies, vous réussissez à vous payer la bagnole de vos rêves… je l’aurai déjà démodée.… Je m’arrange toujours pour que vous soyez frustré… Je vous drogue à la nouveauté… il y a toujours une nouvelle nouveauté pour faire vieillir la précédente… Vous faire baver, tel est mon sacerdoce. Dans ma profession, personne ne souhaite votre bonheur, parce que les gens heureux ne consomment pas… »

Frédéric Beigbeder, l’auteur de ce roman, à passé la décennie 1990 chez Young et Rubicam, la filiale française du plus grand groupe de publicité mondiale, où il exerça à un niveau élevé le même métier qu’Octave, son double de papier. Il sait donc de quoi il parle.

Pour la petite histoire, son employeur – l’agence Young et Rubicam – le licencia pour faute grave, à la lecture des épreuves du livre, avant même sa publication. Un procès fut enclenché et Beigbeder le perdit en 2001.

Les conséquences du système pub sur la société

« Les messages délivrés par la pub ne sont pas sans influence sur le cerveau des « mongoliens de moins de 50 ans… » »

Nous sommes soumis à au moins plus de 1000 publicités vues ou entendues chaque jour (1). Leur impact quotidien ne peut être sans influence sur le cerveau des « mongoliens de moins de cinquante ans », dixit octave. Si le contraire avait été prouvé, le système pub aurait disparu depuis longtemps.

Au demeurant, ce constat, prémonitoire, n’est pas sans rappeler «Le temps de cerveau humain disponible», une expression formulée en 2004 par Patrick Le Lay, alors président-directeur général du groupe TF1 : «Ce que nous vendons à Coca-Cola, c’est du temps de cerveau humain disponible».

Le romancier rappelle que la publicité est en quelque sorte le bras armé de la société de consommation, et démontre ses effets cachés, qui sont toujours d’actualité en 2016  : perte de la biodiversité des espèces végétales – trois espèces de pommes aujourd’hui, contre soixante auparavant – 3 goûts de camemberts normands, contre 10 auparavant. Citons aussi une augmentation très sensible des cancers de toutes sortes chez les jeunes adultes, due en bonne partie aux marques alimentaires « massmarket », qui sont justement celles qui utilisent le plus la publicité…

En clair le rôle de la publicité d’abord est de donner une âme artificielle à des biens ou services de consommation de masse fabriqués à la chaîne et à la qualité somme toute médiocre, inférieure à celle d’un produit bio. Sous couvert de communication, elle contribue aussi à l’amoindrissement du lien social : la communication via les réseaux sociaux, ou la marque échange avec ces « fans » semble renverser cette tendance, mais en apparence seulement, car la communication publicitaire classique dite online fleurit toujours sur la toile, et les communuity managers en charge de ce « dialogue » sont notoirement débordés par leur tâches et sous-payés).

D’autres dysfonctionnements de l’idéologie consommatrice sont pointés du doigt au fil des pages : la machine à laver incassable, et les bas qui ne filent pas existent depuis longtemps, mais personne ne les commercialise. Nous vivons dans un système, qui, paradoxalement vend sciemment une qualité réelle, mais avec une durée de vie courte, afin d’assurer un taux soutenu de renouvellement des marchandises qui stimule la croissance du fameux PIB (Produit Intérieur Brut). Ce constat, prémonitoire, est nommé aujourd’hui « obsolescence programmée », un terme médiatisé au tournant des années 2010.

Les marchands bousculés

Sur les conseils des avocats de Grasset, certains noms réels du roman-pub furent changés, afin de ne pas s’attirer les foudres des entreprises décrites (Danone en Madone, Young et Rubicam en Rosserys & Witchcraft). Notons que la fermeture imposée par Danone à un site de contestation Internet, en mai 2001 constitua un événement historique : il devint ainsi moins risqué en France de critiquer avec mordant un président de la république qu’un industriel. Démocratie à deux vitesses ?

Ou en est-on en 2016 de la critique pub ?

La critique pertinente su « système pub » n’est pas nouvelle. Dès 1970, le sociologue Jean Baudrillard, dans son ouvrage la société de consommation, démontre que le rôle de la publicité est de suggérer que «l’on ne peut pas vivre sans acheter», en renforçant ainsi le poids du consumérisme et de la «dictature des objets» sur l’individu.

À l’instar de 99 F, Le tournant des années 2000 (date de parution du livre) enfonça le clou avec de  nouvelles proses anti-pub et anti-société de consommation bien étayés : citons Glamorama de Bret Easton Ellis 1998. La société de consommation de soi de Dominique Quessada (1999), ou encore No logo de Naomi Klein (2000).

Cependant, la drogue, les prostituées de luxe et les excès de toute sorte n’ont aujourd’hui plus vraiment court. On peut s’en féliciter ou en pleurer, mais la créativité qui caractérise ce secteur s’est en quelques sorte rationalisée et professionnalisée avec un ensemble encadré de techniques et méthodes de création, et les excès de toute  ne constituent plus la norme.

Mieux encore : en plein coeur de cette salve antipub une saine réaction s’est enclenchée avec la mise en place progressive dans le milieu pub des principes et méthodes de travail éthiques de la communication responsable : celle-ci sensibilise les professionnels du secteur à une responsabilité des messages émis et à une meilleure empreinte environnementale des médias utilisés. Ces principes ont étés émis sur le constat que les agences ont en fait très peu le cynisme lucide d’Octave : passionnées par leur métier, elles ont tout simplement rarement conscience des impacts réels et profonds de leurs créations publicitaires ont sur nos sociétés.

Ceci dit, tout n’est pas rose, loin de là : le greenwashing (laver plus vert quel voisin) est toujours présent, Internet est gorgé de publicités intrusives qui favorisent le phénomène des ad-blockers (bloquer de pub), le tout favorisant  le maintien d’une publiphobie ambiante et même le regain de la lutte anti-pub.

Conclusion

Si « 99 francs » à vieilli quand au style de vie supposé décadent des agences publicitaires, son analyse pertinente et décapante  des  effets secondaires de la pub sur la société, écrite sur un ton mordant mais  jubilatoire, est toujours d’actualité avec des citations jouissives à souhait. Seule la fin, porno-gore à souhait, est sujette à caution et n’apporte rien en informations pures sur la pub. Le tout n’en reste pas moins d’abord un vrai roman post-moderne critique, à lire pour sa prose « Beigbederiene ».

Une adaptation au cinéma, titrée aussi 99 francs, est sortie en septembre 2007. Son réalisateur, Jan Kounen  fait honneur à la plume de Beigbeder, avec une structure narrative et un sens de la formule indéniable qui restent fidèle au best-seller de Frédéric Beigbeder.

Signalons enfin la sortie en juin 2016 du  film L’Idéal, qui, sans être vraiment une suite, retrace les nouvelles aventures de Octave, cette fois-ci dans le milieu de la beauté à Moscou. Si le secteur change, la satire sociale et politique restent fidèles au premier opus.

Notons pour finir, un curieux retour des choses, avec le retour controversé et contradictoire de Frédéric Beigbeder en mai 2016 vers son premier amour professionnel en tant que réalisateur et acteur de la dernière campagne pour la marque de lingerie DIM. Celle-ci est jugée sexiste et machiste par les réseaux sociaux, donc la voix du peuple, ce qui prouve que quelque chose à vraiment changé, non pas tant tant du coté de la pub (On ne se refait pas), que de sa perception par le français moyen.

ANNEXE

(1) Nombre de messages publicitaires perçus quotidiennement : il existe paradoxalement peu de recherches à ce sujet. De plus, le choix des critères de sélection, (canaux de diffusion étudiés, définition de la notion de message émis »), lui-même très variable explique la grande disparité des chiffres obtenus. Le nombre communément admis est de 350 publicités vues « directement » par jour et par personne.

Il est cependant une large sous-estimation de la pression publicitaire réelle si l’on inclut les messages perçus sur Internet, la consommation simultanée de médias (parcourir Internet en écoutant la radio par exemple) et les supports publicitaires dits « hors médias » qui augmentent l’exposition publicitaire à environ 1.200 à 2.200 publicités.

Si nous considérons la publicité dans un sens encore plus large, en incluant le sponsoring, le placement de produits dans les films, les enseignes et devantures de magasins, les publicités sur distributeurs de boissons, les displays et autre présentoirs dans les magasins, les logos bien identifiables sur vêtements etc., nous serions alors exposés à pas moins de 15.000 stimuli commerciaux par jour et par personne ! En savoir plus, lire Publicité, « part de cerveau disponible »… Et libre arbitre.

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